Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Muhammad ? Les plus fameux n’ont remué que des armes, des lois, des empires ; ils n’ont fondé, quand ils ont fondé quelque chose, que des puissances matérielles, écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué, de plus, des idées, des croyances, des âmes. Il a fondé sur un livre dont chaque lettre est devenue loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes les races, et il a imprimé pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel.
Ce patriotisme, vengeur des profanations du ciel, fut la vertu des enfants de Muhammad. L’idée de l’unité de Dieu, proclamée dans la lassitude des théogonies fabuleuses, avait elle-même une telle vertu, qu’en faisant explosion sur ses lèvres, elle incendia tous les vieux temples des idoles et alluma de ses lueurs un tiers du monde. Cet homme était-il un imposteur ? Nous ne le pensons pas, après avoir étudié son histoire. L’imposture est l’hypocrisie de la conviction. L’hypocrisie n’a pas la puissance de la conviction, comme le mensonge n’a jamais la puissance de la vérité. (…)
Une pensée qui porte si haut, si loin et si longtemps est une pensée forte ; pour être forte, il faut qu’elle ait été bien sincère et bien convaincue. Mais sa vie, son recueillement, ses blasphèmes héroïques contre les superstitions de son pays, son audace à affronter les fureurs des idolâtres, sa constance à les supporter quinze ans à la Mecque, son acceptation de scandale public et presque de victime parmi ses compatriotes, sa fuite enfin, sa prédication incessante, ses guerres inégales, sa confiance dans les succès, sa sécurité surhumaine dans les revers, sa longanimité dans la victoire, son ambition toute d’idée, nullement d’empire, sa prière sans fin, sa conversation mystique avec Dieu, sa mort et son triomphe après le tombeau : plus qu’une imposture, une conviction. Ce fut cette conviction qui lui donna la puissance de restaurer un dogme. Ce dogme était double, l’unité de Dieu et l’immatérialité de Dieu, l’un disant ce que Dieu est, l’autre disant ce qu’il n’est pas ; l’un renversant avec le sabre des dieux-mensonges, l’autre inaugurant avec la parole une idée !
Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur de dogmes, fondateur de vingt empires terrestres et d’un empire spirituel, voilà Muhammad. À toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ? »
Alphonse de Lamartine (Histoire de la Turquie, 1853)