La Shâdhiliyya, une des « voies-mères » du soufisme - par Eric Geoffroy

La Shâdhiliyya est l’une des « voies-mères » du soufisme, ces grandes familles spirituelles qui sont apparues en terre d’islam entre la fin du XIIe siècle et le XIVe siècle. D’origine maghrébine, elle s’est diffuséeau XIIIe siècle, à partir de l’Egypte, dans la majeure partie du monde musulman. Profondément ancrée dans les sources scripturaires de l'islam, elle a attiré maints oulémas de renom. Elle dispense un enseignement initiatique dense, et a su expliciter celui d'Ibn ‘Arabî, si controversé en milieu exotériste.

La Shâdhiliyya est la voie initiatique par excellence des terres médianes et occidentales de l'islam ; elle est en cela comparable à la Naqshbandiyya pour les aires asiatiques. Cette proximité géographique qu’entretient la Shâdhiliyya avec l’Occident explique la forte présence de ses membres dans l'immigration européenne au XXesiècle, depuis près d'un siècle, ainsi que l'adhésion précoce d'Européens de souche à cette voie, puis d'Américains : elle a entraîné dans son sillage des auteurs tels que René Guénon, Frithjof Schuon, et bien d’autres qui contribuent, de nos jours encore, à faire connaître le patrimoine soufi universel.

La Shâdhiliyya n'est donc pas une confrérie exotique. Elle conserve son actualité spirituelle. Elle participe à l’universel, par son extension spatiale (Balkans, Afrique saharienne, océan Indien, Asie du sud-est, Chine…) mais aussi par les modalités diverses qu'elle a assumées au cours des siècles : plutôt que d'une « confrérie » – ou « order » en anglais – il faut parler d'une école spirituelle et initiatique au rayonnement diffus. Les Hikamd’Ibn ‘Atâ’ Allâh, la Burda d’al-Busîrî, les Dalâ’il al-khayrât d’al-Jazûlî, appartiennent au patrimoine commun non seulement du soufisme, mais aussi de la spiritualité islamique la plus large.

La « voie-mère » de la Shâdhiliyya a suscité de multiples arborescences au fil du temps (Darqâwiyya, ‘Alâwiyya…), et il y a tout lieu de croire que les germes qu'elle porte sont toujours bien vivants.

Extraits de l’introduction, par Eric Geoffroy

Sainteté et prophétie

Toute voie initiatique a pour but de mener ses adeptes vers la sainteté, ou « proximité divine » (walâya) ; celle-ci est identifiée au plus haut degré de la gnose par al-Shâdhilî. De façon schématique, les premiers maîtres shâdhilis distinguent deux niveaux : la sainteté « mineure » (sughrâ), ouverte au public large des fidèles, et la sainteté « majeure » (kubrâ), réservée à une élite spirituelle. Mais le terme walâya, tout comme celui de sainteté en français, est un terme générique, un idéal qui implique une méthode pour y parvenir.

Pour les Shâdhilis, la réponse est claire : c'est dans l'imitation intérieure du Prophète que se réalise la walâya. Réapparaît ici le débat millénaire sur les rapports entre walâyaet nubuwwa, la prophétie, débats qui ont partagé exotéristes et ésotéristes de l'islam, mais aussi les milieux soufis. Autant les maîtres shâdhilis initiaux se réclament du premier théoricien de la sainteté en islam, al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 318/930), autant ils s'en éloignent lorsque celui-ci accorde à la walâyaune autonomie par rapport à la nubuwwa : pour eux, la première est subordonnée à la seconde, et puise sa substance même dans la Lumière muhammadienne (al-nûr al-muhammadî).

Les Shâdhilis ont donc pour seule ambition d'être des héritiers muhammadiens, afin de réaliser à leur mesure « l'Homme universel » (al-insân al-kâmil) qui demeure en eux. Cette « sainteté prophétique » dont ils sont susceptibles d'être investis leur permet d'actualiser la Révélation, c'est-à-dire de l'interpréter en termes vivants. En vertu de la fonction totalisatrice (jam‘iyya) de Muhammad, dernier prophète dans l'ordre de l'histoire et premier dans l'ordre cosmique, et grâce à cette médiation les saints musulmans héritent des prophètes temporellement antérieurs.

Pour les Shâdhilis comme pour d'autres soufis sunnites, le Prophète est donc le seul véritable guide, et l'unique prière que l'on rapporte d'Ibn Mashîsh, la Salât Mashîshiyya, vise à capter la Lumière muhammadienne primordiale. La « Voie muhammadienne », qui prône l'accès direct au Prophète au-delà des lignages soufis, a toujours existé en tasawwuf, mais elle prend un relief particulier à partir du ixe/xve siècle. Ibn Idrîs (m. 1837) en est un des adeptes connus – d'où l'oblitération de son affiliation shâdhilî, mais Ahmad Zarrûq, fidèle à sa méthode critique, émet des doutes sur les possibilités de réalisation spirituelle par ce biais pour le commun des « soufis ». Quoi qu'il en soit, la dévotion au Prophète – le « prophétocentrisme » – va s'imposer de plus en plus dans les milieux soufis et au-delà, et produire des textes toujours lus de nos jours, comme la Burdad'al-Busîrî et les Dalâ'il al-khayrâtd'al-Jazûlî.

Quelques éléments de la spiritualité shâdhilî

La Shâdhiliyya a pu être définie comme la « voie de Junayd », au sens où elle ne cherche qu'à vivifier l'attachement aux modèles scripturaires (Coran et Sunna), en mettant en lumière leur versant intérieur et en formulant assez simplement une spiritualité directement puisée en eux. À cet égard, les Shâdhilis, comme les Naqshbandis, sont les héritiers des Malâmatis : l'observance de la Loi et l'imitation du « prophète-serviteur » Muhammad éradiquent d'emblée toute prétention de quelque nature qu'elle soit, et signent l'exigence de lucidité-sobriété qui caractérise globalement cette voie.

Que l'on combatte sans répit l'âme charnelle (nafs) ou que l'on accompagne son mouvement afin de mieux la connaître, celle-ci fait l'objet d'un travail incessant, et implique les postures opposées que l'on connaît chez les Malâmatis : soit le souci de transparence et la quête de l'incognito, qui se cachent derrière divers « paravents » sociaux et refusent toute extériorisation d'un vécu intime (états spirituels, miracles…) ou d'une identité confrérique, soit la provocation sociale et la transgression (takhrîb) apparente des normes qui attirent le blâme (malâma) de la foule et préservent ainsi l'intimité du « blâmé » avec Dieu.

Dans tous les cas, c'est la concentration sur Dieu seul qui est requise, la fikrades Darqâwis, car Dieu est en définitive le seul Compagnon. Ceci explique la méfiance de Zarrûq vis-à-vis d'une quelconque forme d'idolâtrie du cheikh par ses disciples. Cette concentration vigilante suppose un dépouillement et un retrait intérieurs, car les apparences importent peu et les normes religieuses et sociales doivent être respectées. « Connais Dieu, et ne t'occupe pas de ta manière d'être », répond al-Shâdhilî à son disciple al-Mursî venu le voir en ayant en tête de s'adonner à l'ascèse extérieure.

L'ascèse est un leurre car elle instaure une lutte avec ce bas monde, lui conférant ainsi une réalité qu'il ne détient pas. Autre leurre, l'illusion de pouvoir gérer sa vie par ses propres velléités : puisque, en définitive, Dieu seul est, il revient à la créature de Lui remettre son affaire. Tout ce qui distrait de Dieu est à proscrire, même la douceur que procure une soumission agréée par Dieu ou la quête de l'illumination.

Que dire alors des marques extérieures d'affiliation qui étaient courantes à l'époque d'al-Shâdhilî ? Le détachement intérieur supposé des Shâdhilis leur permet, selon un paradoxe apparent, de s'impliquer totalement mais librement dans le monde ; en aucun cas, il ne saurait déboucher sur l'oisiveté ou la mendicité. L'enseignement d'Ibn ‘Ajîba sur ce point évoque la « retraite au milieu de la foule » des Naqshbandis. Chez le cheikh al-‘Alâwî, la retraite cellulaire (khalwa) rigoureuse alimente – encore un contraste apparent – l'adaptation pleine et consentie des disciples à la vie moderne.

Il faut donc « jouer le jeu » du monde, et épouser les « causes secondes » (asbâb), investir le champ des sciences islamiques ou tout autre domaine de la vie publique, pratiquer la vertu du travail, etc. Derrière tout cela, c'est la mort initiatique qui est en vue, laquelle s'accompagne d'un surcroît de vitalité : lorsque Ibn ‘Ajîba se consacre à la Voie, il est pleuré par les habitants de Tétouan, qui adressent leurs condoléances à sa famille.

La sobriété-lucidité dominante chez les Shâdhilis) et l'attachement aux normes religieuses participent d'un même esprit malâmatîde servitude ontologique à Dieu et d'éradication des prétentions. Autrement dit, la Shâdhiliyya est une voie Muhammadiyya, dont la sobriété extérieure masque l'ivresse intérieure, plutôt que Ahadiyya, où l'immersion dans « l'océan de l'Unicité divine » fait perdre pied. C'est presque une lapalissade d'affirmer que les maîtres shâdhilis invitent à respecter la Sharî‘aet recommandent l'apprentissage des sciences islamiques exotériques.

La « communauté du milieu », expression qui qualifie, selon le Coran, la Ummade l'islam, doit veiller à maintenir un équilibre entre les versants exotérique et ésotérique de la Révélation. Des personnages connus ont notoirement situé leur démarche à l'intersection de la Loi et de la Voie, tel Ibn ‘Abbâd, Zarrûq, Suyûtî, Ibn ‘Ajîba, Yashrûtî, ‘Abd al-Halîm Mahmûd, chacun dans son style propre et en fonction de son environnement, mais l'imprégnation du milieu des ulémas par la voie – sinon par l'esprit – shâdhilî est soulignée par quasiment tous les contributeurs, quels que soient l'époque ou le lieu concerné.

Légion sont les Shâdhilis fuqahâ’ (juristes), cadis, muftis, ou responsables religieux au sein d'un État moderne ; certains sont devenus des notables de l'establishment islamique. Les Shâdhilis d'Occident (Europe, USA), quant à eux, ont souvent œuvré, par l'écriture et la traduction, à présenter le patrimoine soufi et islamique dans leurs pays respectifs. Cet ancrage de la Shâdhiliyya dans les milieux lettrés porteurs du ‘ilmislamique est attesté du vivant même d'al-Shâdhilî.

Cette dominante du tempérament shâdhilî contient évidemment sa négation, et produit son contre-modèle. En fait, lorsqu'on tente d'avoir une vision globale du comportement spirituel des Shâdhilis, on s'aperçoit qu'ils se meuvent avec une grande liberté à l'intérieur du modèle dominant de leur voie, et qu'ils investissent la presque totalité de la typologie spirituelle. Il y aurait une « double face de la Shâdhiliyya », l'une exotérique et soucieuse des normes, tournée vers un public large, l'autre plus secrète et ésotérique, réservée à des cercles restreints, ce qui fait de la Shâdhiliyya une méthode à la fois simple et élaborée.

Une telle prise en compte de deux niveaux de formulation est dans la lignée d'un Junayd, sans parler de son inscription dans la Sunna. Elle émane d'une pédagogie qui cible ses publics. À l'instar de Muhammad, l'initié doit revenir parmi les hommes pour dispenser sa sagesse selon l'entendement de chacun. Le cheikh Ben Youssef tente d'agir sur « la vie concrète des masses », tandis qu'Ibn ‘Ajîba enseigne la doctrine ésotérique de l'Unicité « dans les hameaux et les tribus ». Les cheikhs shâdhilis pratiquent volontiers la discipline de l'arcane, distillant la Haqîqa, la Réalité intérieure des choses, à des publics restreints ou par voie orale, et divulguant par contre sans réserve ce qui relève de la Sharî‘a, de la foi ou de l'éthique.

Engagement social et réforme

Les maîtres du tasawwufont généralement su distinguer entre le niveau principiel de la doctrine et celui de la pratique qui doit s'incarner dans l'un ou l'autre contexte. La fondation des voies initiatiques à partir du vie/xiie siècle résulte elle-même d'un besoin et d'un souci d'adaptation du message islamique à un nouvel environnement géopolitique, social et psychologique. Les trois premiers maîtres de la Shâdhiliyya ont montré l'exemple en cherchant à délivrer une interprétation fidèle mais vivante et éclairante des sources scripturaires, qui soit en phase avec la mentalité de leur époque et puisse être admise par leur auditoire.

Pour ceux qui ont compris l'articulation entre le principe et les formes qu'il est susceptible d'assumer, il n'y a aucune contradiction entre tradition et modernité, ancrage dans un lignage authentique (silsila) et effort d'adaptation à la modernité (ijtihâd). Le cheikh al-‘Alâwî (m. 1934), perçu en Occident comme un pur héritier de la tradition soufie médiévale, n'en fut pas moins le héraut d'un certain modernisme. Comme les réformistes de son époque, il préconisait l'appropriation de la technique occidentale par les musulmans ; il fut l'un des premiers en Algérie à avoir une voiture et le téléphone, créa plusieurs journaux pour diffuser sa pensée, et interdit à ses disciples vivant en Europe de porter des habits arabes traditionnels.

Il fut d'ailleurs l'un des cofondateurs de l'Association des ulémas, réformiste, avec notamment Ibn Bâdîs.

La réforme, cependant, est d'abord intérieure : elle devait s'appliquer en premier lieu au monde du soufisme, atteint dès le xve siècle par la dégénérescence et la sclérose. C'est à cette époque que Zarrûq montre le chemin d'une « sainteté réformée » qui se met sous le contrôle de l'esprit juridique. Au tournant des xviiie et xixe siècles, l'expansion confrérique incontestable s'accompagne d'un renouveau insufflé aux voies anciennes telles que la Shâdhiliyya. Faut-il pour autant parler de « réforme » ?

Des maîtres comme Ben Youssef (m. 1521) et al-Darqâwî (m. 1823) s'inscrivent-ils plutôt dans la continuité ou dans la rupture par rapport aux fondateurs de la Shâdhiliyya ? Toujours est-il que les nouvelles options mises en œuvre par al-Darqâwî et al-‘Alâwî font d'eux – pour leurs disciples au moins – des mujaddidûn, des « rénovateurs » de la religion islamique, tels qu'annoncés par le Prophète. Rénovateurs de la Shâdhiliyya, ils le furent assurément puisque beaucoup de branches shâdhilî contemporaines se définissent comme « Shâdhiliyya-Darqâwiyya », ou Shâdhiliyya-Darqâwiyya-‘Alâwiyya ».

Source : https://oumma.com/

 

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