La vie d’al-Ghazali

Al-Ghazali est né en 450 de l’Hégire, soit 1058 de l’ère chrétienne, dans la ville de Tus (Khorassan) ou dans un des villages avoisinants, au sein d’une famille persane de condition modeste, dont certains membres étaient connus pour leur savoir et leur penchant pour le mysticisme soufi. Al-Ghazali était encore jeune lorsque son père mourut, après avoir chargé un de ses amis soufis de s’occuper de l’éducation de ses deux fils. L’ami en question s’acquitta de cette mission jusqu’à épuisement des fonds légués par le père et conseilla aux deux frères de s’inscrire dans une madrasa3 où les élèves suivaient des cours et étaient pris en charge matériellement. Al-Ghazali aurait commencé, vers l’âge de sept ans, par étudier l’arabe et le persan, le Coran et les principes de religion. A la madrasa, il entra dans le cycle des études secondaires et supérieures comportant le fiqh (jurisprudence islamique) et l’exégèse (tafsir) du
texte coranique et des hadith (propos du Prophète) (voir glossaire en fin d’article).



Vers l’âge de 15 ans, al-Ghazali s’installa à Jurjan (centre florissant du savoir à l’époque, situé à 160 km environ de Tus) pour étudier le fiqh auprès de l’imam Al-Ismayli. Ce type de « voyage à la recherche du savoir » en vue de suivre l’enseignement des maîtres réputés du moment, était une des traditions éducatives de l’islam. Il revint l’année suivante à Tus, où il demeura trois années, consacrées à mémoriser et mieux comprendre ce qu’il avait transcrit de
l’enseignement de ses maîtres et à poursuivre l’étude du fiqh. Il se rendit ensuite à Naysabur (Nishapur), où il étudia le fiqh, la théologie dogmatique (kalam) et la logique, ainsi que, semblet- il, des éléments de philosophie, auprès de l’imam Al-Juwayni, le jurisconsulte de rite chaféite le plus célèbre de l’époque. Al-Ghazali avait alors 23 ans. Durant les cinq années qui suivirent, il fut l’élève et l’assistant de l’imam al-Juwayni, et commença à publier quelques ouvrages et à étudier le soufisme auprès d’un autre cheikh, al-Farmadhi.
La mort d’al-Juwayni (478 H/1085) voit s’achever la période d’apprentissage d’al-Ghazali — qui a alors 28 ans — et débuter celle de l’immersion dans la politique et de la fréquentation des allées du pouvoir. Il se rend au « camp » du ministre seljoukide Nizam al- Mulk, où il mène pendant six années la vie des « juristes de cour », faite de combats politiques, de joutes savantes et d’écriture, jusqu’à ce qu’il soit nommé professeur à la madrasa Nizamiya
de Bagdad, l’un des centres de savoir et d’enseignement (sorte d’université) les plus importants et les plus connus dans l’Orient islamique à l’époque. Durant les quatre années où il occupe ce poste, il publie un certain nombre d’ouvrages sur le fiqh — qu’il enseigne — la logique et le kalam, les plus importants étant le Mustazhiri et Al-Iqtisad fil-I’tiqad [le juste milieu dans la croyance], deux ouvrages de jurisprudence à caractère politique. 
Al-Ghazali prend part à trois affrontements politiques et intellectuels majeurs qui secouent le monde islamique à cette époque, à savoir la lutte entre la philosophie et la religion (entre la culture islamique et la culture grecque) — il prend position pour la religion contre la philosophie ; la lutte entre le sunnisme et le chiisme — il prend position pour le califat abbasside contre les batinites ; la lutte entre l’inspiration et la raison et entre le fiqh et le mysticisme.
Durant la période où il enseigne à la Nizamiyya de Bagdad, al-Ghazali étudie longuement la philosophie (celle des Grecs, Aristote, Platon et Plotin en particulier, et la philosophie islamique, notamment Ibn Sina [Avicenne] et al-Farabi) afin de mieux la réfuter. Le problème essentiel auquel il est confronté est celui de concilier la philosophie et la religion, et il le résout en ces termes : la philosophie est dans le vrai dans la mesure où elle est conforme aux principes de la religion (de l’islam) et dans l’erreur lorsqu’elle est en contradiction avec ces principes. En prélude à ses attaques contre la philosophie, al-Ghazali écrit un ouvrage, Maqasid al-Falasifa [Les intentions des philosophes ], dans lequel il expose l’essentiel de la pensée philosophique connue à son époque suivi de son célèbre ouvrage, Tahafut al-Falasifa [ L’incohérence des philosophes]. Il résume son opposition à la philosophie en vingt questions
touchant l’homme, le monde et Dieu. Pour al-Ghazali, le monde est une création récente, les corps rejoignent les âmes dans l’au-delà et Dieu connaît les particuliers comme il connaît l’universel.
Le Tahafut al-Falasifa [L’incohérence des philosophes] a eu un retentissement considérable dans le monde arabo-islamique, et jusque dans l’Europe chrétienne ; cette oeuvre et son auteur ont été un des facteurs du déclin de la pensée philosophique grecque dans le monde islamique, en dépit des quelques tentatives de défense de la philosophie par Ibn Ruchd (Averroès) et d’autres4. Avec l’intensification de l’affrontement militaire et intellectuel entre le sunnisme et le
chiisme, entre le califat abbasside, d’une part, et l’État fatimide et ses partisans et alliés dans le Machreq, de l’autre, al-Ghazali est mobilisé dans ce combat, et il publie effectivement une série
d’ouvrages à ce sujet, le plus important étant Les vices de l’ésotérisme et les vertus de l’exsotérisme.

L’ésotérisme des batinites repose sur deux principes fondamentaux : l’infaillibilité de l’imam, source obligatoire du savoir, et l’interprétation ésotérique de la chari’a (la loi révélée de l’islam)par l’imam et ses représentants. Al-Ghazali concentre ses attaques sur le premier principe, celui de l’infaillibilité de l’imam, son but étant de défendre le califat abbasside et de justifier son existence, fut-elle symbolique (le califat se trouve alors en situation d’extrême
faiblesse), d’assouplir les conditions d’accession à l’imamat et de conférer une légitimité aux sultans seljoukides, qui détiennent alors le véritable pouvoir militaire et politique, problème juridico-politique auquel ont aussi été confrontés d’autres fuqaha (jurisconsultes) musulmans, al-Mawardi en particulier. Mais la campagne d’al-Ghazali contre les batinites n’est pas couronnée du même succès que sa campagne contre les philosophes. Vers 1095/488 H, al-Ghazali, alors âgé trente-huit ans, traverse une crise spirituelle qui dure à peu près six mois et que l’on peut résumer à un affrontement violent entre la raison et l’âme, entre le monde d’ici-bas et celui de l’au-delà. Il commence par douter des doctrines et clans existants (c’est-à-dire de la connaissance), puis se met à douter des instruments de la connaissance. Cette crise l’affecte physiquement au point qu’il perd l’usage de la parole et devient donc incapable d’enseigner, et elle ne prend fin que lorsqu’il renonce à ses fonctions, à sa fortune et à sa célébrité, après avoir atteint la vérité grâce à la lumière jetée par Dieu dans son coeur.


Al-Ghazali résume les doctrines dominantes à son époque à quatre doctrines principales : la théologie dogmatique, fondée sur la logique et la raison ; l’ésotérisme, fondé sur l’initiation ; la philosophie, fondée sur la logique et la démonstration ; le soufisme, fondé sur le dévoilement et le témoignage. De même, les moyens de parvenir à la connaissance se ramènent à : les sens, la raison et l’inspiration. Il finit par choisir le soufisme et l’inspiration et, convaincu
que l’unité du monde et de l’au-delà était difficile, voire impossible, il prétexte un pèlerinage à la Mecque pour quitter Bagdad et se rendre à Damas. Les influences soufis sont nombreuses et fortes dans la vie d’al-Ghazali. Il vit à l’époque
où le soufisme se propage : son père était proche du soufisme, son tuteur est soufi, son frère le devient à un âge précoce, ses maîtres penchent vers le soufisme, le ministre Nizam al-Mulk est proche des soufis et al-Ghazali lui-même a étudié le soufisme. Mais le soufisme n’est pas qu’un savoir théorique étudié dans les livres ou enseigné par des maîtres, c’est aussi une action, une pratique et un comportement, dont les principes de base sont, notamment, le renoncement au monde d’ici-bas, la solitude et l’errance. C’est ce que fait al-Ghazali qui, pendant près de deux ans, mène une vie d’ermite entre Damas, Jérusalem et La Mecque. C’est à cette époque qu’il commence à écrire le plus important de ses livres, Ihya’ ‘Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi] — qu’il termine peut-être ultérieurement. Divisée en quatre parties, consacrées respectivement aux pratiques du culte, aux coutumes sociales, aux vices causes de perdition et aux vertus conduisant au salut, cette oeuvre n’apporte rien de fondamentalement nouveau, mais on trouve dans ses quatre volumes et ses quelque 1.500 pages l’essentiel de la pensée islamique
religieuse du Moyen Age, sous une forme à la fois exhaustive, claire et simple qui explique la place unique qu’elle occupe dans l’histoire de la pensée islamique. Al-Ghazali regagne Bagdad en 1097/490 H et continue à vivre comme un soufi dans le ribat6 d’Abou Saïd de Naysabur, qui se trouve en face de la madrasa Nizamiyya. Il reprend pendant un certain temps l’enseignement, qu’il consacre essentiellement à la d’ Ihya’ ‘Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi], puis se rend à Tus, sa ville natale, où, continuant à vivre en soufi et à écrire, il achève semble-t-il son oeuvre majeure susmentionnée et produit d’autres ouvrages dont l’inspiration mystique est manifeste6.
En 1104/498 H, al-Ghazali reprend ses fonctions à la madrasa Nizamiyya de Naysabur, à la demande du ministre seldjoukide Fakhr al-Mulk, après quelque dix années d’absence. Il continue néanmoins à vivre la vie des soufis et à écrire. En 503 H7, il quitte Naysabur et regagne à nouveau Tus, sa ville natale, où il poursuit la vie de renoncement des soufis et l’enseignement.

Près de sa maison, il fait construire un khangah (sorte d’ermitage soufi) où il écrit à cette époque Minhaj Al-’Abidin [La voie de la dévotion]8, qui semble être une description de sa vie et de celle de ses élèves : renoncement au monde d’ici-bas, solitude et éducation de l’âme. C’est ainsi qu’il coule le reste de ses jours, jusqu’à sa mort en 111/505 H.

Mohamed Nabil Nofal: Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée
(Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 3-4, 1993, p. 531-555.
©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000

 

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