Le cheikh comme “dispositif ” d’éducation spirituelle ( Première partie)

Par Grégory Vandamme
Qu’est-ce qu’un cheikh ? Cette question, des centaines de maîtres du Soufisme y ont répondu à leur manière, chacun selon son approche et son contexte propres. Aujourd’hui, alors que la plupart des organisations initiatiques traditionnelles du Soufisme se retrouvent projetées dans un contexte globalisé, et qu’elles tentent chacune à sa façon de maintenir le contact avec une communauté toujours plus étendue, plus diffuse, et plus variée, la question de la pédagogie spirituelle et de ses moyens semble plus que jamais cruciale. Dans ces conditions, il n’est certainement pas superflu de proposer une définition de la qualité de cheikh qui fasse droit à la réalité actuelle des voies initiatiques, confrontées à une quantité et à une variété de profils et de situations toujours plus grandes.

À ce titre, la définition proposée par Sidi Mounir al-Qâdirî Bûdshîsh1 permet de déplacer le regard habituel que l’on porte sur la fonction de guide spirituel. En effet, selon lui : « le cheikh ce n’est pas seulement la personne, c’est tout un dispositif ». L’extension de la fonction initiatique et éducative au-delà de la personnalité du cheikh nous permet ainsi d’aborder les finalités de l’éducation spirituelle à travers un prisme faisant converger tous les éléments de ce « dispositif » vers une finalité unique : la réalisation spirituelle du cheminant. Or, cette réalisation n’est certainement pas à comprendre comme une façon de réaliser des potentialités individuelles, d’« être plus » ou de devenir un « être-humain augmenté », comme le proposent la spiritualité New-Age ou le Transhumanisme. Au contraire, il apparaît dans les enseignements des maîtres du Soufisme que le cheminement est en réalité un processus de dépouillement et de dépossession, une façon d’« être moins » afin de découvrir la potentialité universelle qui réside en chacun. Ibn ʿAtâʾ Allâh al-Iskandarî déclare ainsi dans ses Hikam : « Le Réel (al-haqq) n’est pas voilé, mais c’est en fait toi qui es voilé et qui ne Le vois pas » ou encore « ce qui te voile Dieu, c’est l’excès de Sa proximité »2.
Ibn ʿAjîba définit en ce sens le cheminement sur la « voie » (tarîqa) comme consistant à « épurer les consciences pour les préparer à recevoir les lumières des réalités » 3. À ce titre, le cheikh qui guide l’aspirant (murîd) sur cette voie n’est donc pas quelqu’un qui aurait « quelque chose en plus », mais au contraire quelqu’un qui a en réalité « beaucoup de choses en moins ». Le dispositif initiatique et éducatif qui va se déployer autour de lui ne vise dès lors rien d’autre que la réalisation de ce dépouillement.

Ce dispositif, mis en place par les organisations initiatiques soufies, repose essentiellement sur une application directe de la Shahâda, le « témoignage » ou l’« attestation » fondamentale de l’Islam : Lâ ilâha illâ Llâh, Muhammad rasûl Allâh – « Il n’y a pas de divinité hormis Dieu, et Muhammad est le Messager de Dieu ». On constate en effet que la première attestation de la Shahâda concerne le dépouillement de toute fausse croyance, de tout attachement illusoire aux réalités contingentes qui nous voilent de Dieu. Lui qui seul est « le Réel » (al-haqq), « Celui qui est au-delà de ce qu’ils décrivent » (Cor. 37:180), en tant qu’Il est à la fois « l’Apparent » (al-zâhir) et « le Caché » (al-bâtin). Autrement dit, pour trouver Dieu, il nous faut découvrir ce qu’il y a en deçà et au-delà de notre expérience illusoire de la réalité. Il nous faut « laisser être » le Réel sans le limiter. Quant à la seconde attestation, elle témoigne du fait que Muhammad (sAs) est porteur du Message fondamental de ce Réel, à commencer par la Shahâda elle-même qui rappelle à l’être humain la nature du Réel et sa condition illusionnée. Le Prophète (sAs) est donc la « corde » (Cor. 3:103) qui nous relie au Réel, ou le « beau modèle » (Cor. 33:21) à suivre pour se conformer à Lui. Le lien entre la nature du Réel, le Message et le Messager est exprimé à travers la qualité d’« immensité » qu’ils ont en partage : Dieu est « l’Immense » (allâhu al-ʿazîm), et nier cette immensité conduit aux souffrances infernales (Cor. 69:33) ; le Message est « le Coran immense » (al-qurʾân al-ʿazîm) donné au Prophète (Cor. 15:87) ; et il est lui-même « d’une nature immense » (ʿalâ khuluqin ʿazîm — Cor. 68:4). Cette incommensurabilité du Réel, à laquelle il s’agit de s’éveiller par la reconnaissance de Son Messager et la compréhension de Son Message, est dès lors ce qui carac-térise la Délivrance (ou « l’achèvement » — fawz) atteint dans l’au-delà : « C’est bien cela qui est l’immense délivrance » (al-fawz al-ʿazîm — Cor. 37:60).

On comprend dès lors que le cheikh est avant tout le transmetteur des manières d’être muhammadiennes qui permettent d’accueillir cette immensité. C’est parce qu’il a achevé le dépouillement auquel appelle la Shahâda, en marchant dans les pas du modèle prophétique, que le cheikh est devenu un récipient à la capacité indéfinie, capable de recevoir l’immensité du Réel. Cette occultation des contingences personnelles derrière le voile de l’immensité peut d’ailleurs se retrouver dans l’étymologie même du mot « shaykh », puisque celui-ci désigne, selon les lexicographes arabes, « celui dont les cheveux ont blanchi »4. Une définition qui n’est pas sans évoquer un certain « effacement »

1 . Mounir al-Qâdirî est Dr. en Sciences des religions et systèmes de pensée (ephe), Dr. en Sciences islamiques (Dâr al-hadith al-hasaniyya), et président du Comité indépendant de la finance islamique en Europe (cifie). Ses travaux portent principalement sur les enjeux contemporains du soufisme et la médiation interculturelle. Il est par ailleurs le fondateur des Rencontres mondiales du Soufisme, qui se tiennent annuellement à la Zawiya de Madagh, au Maroc. http://www.rencontremondialedusoufisme.com
2 . Ibn ʿAṭâʾ Allâh (m. 709/1309) et la naissance de la confrérie shadhilite. Edition critique et traduction des Hikam, (éd. P. Nwiya), Beyrouth, Dar el-Machreq, 2007, n*30 et n*155, p. 100 et p. 150

3 . Ahmad ibn ʿAjîba, Miʿrâj al-tashawwuf ilâ haqâʾiq al-tasawwuf, (éd. M.F. Aresmouk et M.A. Fitzgerald) Louisville, Fons Vitae, 2011, p. 45-46, s.v. “Al-sharîʿa wa l-ṭarîqa wa l-haqîqa”. Cf. également l’excellente étude et traduction annotée de J.-L. Michon, Le Soufi marocain Ibn ʿAjîba et son Miʿrâj : Glossaire de la mystique musulmane, Paris, Vrin, 1973.

Source : Revue 'Conscience Soufie' n°3, mars 2020 — "Transmission et Initiation", p. 26-30.

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Last modified on jeudi, 30 septembre 2021 17:22

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