Maître et disciple dans le soufisme

De son vivant, le prophète Muhammad a dispensé à certains de ses Compagnons un enseignement ésotérique. Ce qu'il disait au premier bédouin venu l'interroger sur l'islam n'avait aucune commune mesure avec les paroles qu'il tenait à Abû Bakr, par exemple. Il échangeait avec lui des propos allusifs qui restaient incompréhensibles pour les autres Compagnons. Les « Gens de la Banquette » (ahl al-suffa), qui vivaient dans la mosquée du Prophète et se consacraient aux dévotions, ont également bénéficié d'un enseignement particulier. Le Prophète répétait souvent qu'il faut adapter son discours à son interlocuteur et que toute vérité n'est pas bonne à dire. Le Compagnon Abû Hurayra fit cet aveu : « J'ai retenu de l'Envoyé de Dieu (Muhammad) deux vases de science. J'ai diffusé l'un ; si j'en avais fait autant du second, on m'aurait coupé la gorge ». Il faut donc distinguer entre la face exotérique du Prophète,« envoyé » à l'ensemble des créatures et ayant pris une apparence humaine abordable par tous, et sa face ésotérique, tournée vers Dieu, toute de sainteté. En ce sens, les différents cheikhs soufis ont tous conscience de puiser leur influx spirituel (baraka) chez le Prophète ; ils ne font que le représenter dans cette humanité post-prophétique. Un auteur mystique a comparé les maîtres soufis à autant de lunes, qui réfléchissent sur terre la lumière du soleil qu'est le Prophète.

 Une relation exigeante

« C'est par Dieu qu'on connaît les maîtres et non par les maîtres qu'on connaît Dieu », cette affirmation d'Ibn 'Arabî (m. 1240) ne dispense pas le novice de se mettre en quête d'un maître. Le parcours de la Voie, c'est-à-dire le périple intérieur conduisant l'homme prisonnier de son égo à l'état potentiel de l'

« Homme universel », comporte en effet trop de tribulations et de périls pour être accompli seul. Très tôt, les cheikhs ont recommandé aux aspirants de se placer sous l'obédience d'un guide spirituel (murshid1).Abû Yazîd Bistâmî disait en ce sens : « Qui n'a pas de guide a Satan pour guide ».Le maître extérieur n'est que le miroir du « maître intérieur », du Soi vers lequel doit évoluer le soi, et le disciple éclairé peut trouver matière à enseignement dans toute la création. Il ne peut pour autant se passer d'un cheikh. Celui-ci s'impose par la situation d'exil dans laquelle se trouve l'homme ici-bas. Dans l'histoire du soufisme, même les saints « inspirés » ou extatiques ont eu un guide terrestre. Le novice qui prétend suivre la Voie sans maître est comme le malade qui veut se soigner sans médecin. Le cheikh est à la fois médecin des âmes, médiateur entre Dieu et l'homme, support de contemplation pour son disciple.

« Le rattachement à tel ou tel maître ne sert à rien » ; « il faut chercher seul et en soi-même » : ces formules abruptes de Bahâ' al-Dîn Naqshband (XIVe siècle) ne doivent pas tromper, car elles ne visaient qu'à ébranler le conformisme qui sévissait dans le soufisme de son époque (Kharaqânî2). Et si des disciples d'Ibn 'Arabî ont vu dans la seule lecture de ses oeuvres un support de réalisation suffisant, celui-ci revient à plusieurs reprises sur la nécessité, pour le commun des aspirants, de prendre un maître. Durant les premiers siècles de l'islam, remarque un cheikh, la fonction de maître éducateur ne s'imposait pas car

les musulmans étaient encore immergés dans la présence prophétique. Par la suite, ce sacerdoce est devenu nécessaire. Le Coran lui-même invite le fidèle à interroger ceux qui sont « experts » en

Dieu (XXV, 59) et plus précisément les « gens du dhikr » (XVI, 43). Les soufis invoquent souvent ce verset : « Voilà ceux que Dieu a dirigés. Conforme toi donc à leur guidance » (VI, 90). « Le shaykh a le même rang parmi les siens que le prophète dans sa communauté », affirmait le Prophète. Le terme shaykh

signifie également ici « chef », « ancien », mais un sens n'exclut pas l'autre. Les cheikhs assument donc la direction spirituelle qu'exerçaient les prophètes dans leur communauté, mais ils ne sont que les substituts du Prophète, qui est lui-même le Maître des maîtres. Comme l'énoncent notamment Ghazâlî (m.1111) et Suhrawardî (m. 1234), la relation qui unit le cheikh et son disciple est à l'image de celle qu'entretenait le Prophète avec ses Compagnons. Le spirituel musulman ne peut espérer médiateur plus accompli que le Prophète, qui affirmait : « C'est mon Seigneur qui m'a éduqué et Il a parfait mon éducation ».

La relation de maître à disciple trouve un autre archétype dans la rencontre de Moïse avec Khadir, personnage énigmatique dont la vie est prolongée jusqu'à la fin des temps et dont la fonction est d'initier les prophètes et les saints. Dans le récit qu'en fait le Coran, Moïse montre tant d'impatience à saisir le sens du comportement de Khadir que celui-ci décide de prendre congé de lui. Ce message doit servir de leçon à tout novice : la relation initiatique est fondée sur la soumission totale du disciple au maître (Suhrawardî3, Jazâ'irî4). Le but n'est pas d'asservir le disciple, mais de le rendre « transparent », afin qu'il puisse être investi par l'état spirituel de son maître. L'égo du novice, en effet, s'érigeant en perpétuel interrogateur − pourquoi ceci, comment cela ? −, fait obstacle à la lumière et à l'amour divins qui effusent de son maître. « L'aspirant doit être entre les mains de son cheikh comme le cadavre entre les mains du laveur de morts » : cette formule attribuée à Sahl Tustarî (IXe siècle) se retrouve dans tous les livres de soufisme. Ghazâlî emploie une autre image : le disciple doit s'attacher à son maître « comme l'aveugle qui marche au bord d'un fleuve ».

Source :Le soufisme au quotidien
Eric Geoffroy

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Last modified on dimanche, 23 mai 2021 12:10

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