Pour se référer à Dieu, les soufis parlent de l'Ami (dust). Ceci est basé sur le verset coranique « yuhibbuhum wa yuhibbuhunah» (Dieu les aime et ils l'aiment, 05:54), que les soufis interprètent en disant que c’est l’amour de Dieu envers nous qui suscite notre amour pour Lui.
Fakhruddin Iraqi, soufi persan du 13e siècle, définit l'amitié avec Dieu comme étant une relation où l'amour de Dieu précède l’amour du voyageur envers Dieu. Autrement dit, Dieu est l'Ami, car Il a inculqué en nous l'expérience de l'amour et de l’amour bonté. On peut interpréter cela d'un point de vue soufi en disant qu’un ami est quelqu'un qui nous amène à expérimenter l’amour et la gentillesse. Mais il y a une raison encore plus profonde pour faire référence à Dieu comme étant l’Ami. C’est, je crois, pour mettre en évidence qu’à travers l’acte d’amitié nous pouvons faire l’expérience de l’unité. J'entends par là l'expérience par laquelle nous ne nous «voyons» plus comme étant distinct des autres. Cette perte progressive de concentration sur soi-même peut commencer par l'empathie pour les autres, puis se transformer en un sentiment d'identification aux autres et aboutir parfois à l'expérience de l'unité, unité dans laquelle on n'est plus conscient de la séparation entre soi et les autres personnes. Muhammad Shirin Maghribi, soufi persan du 14e siècle, a écrit le poème suivant à propos d'une telle expérience:



 
    Cet ami spirituel frappa à ma porte la nuit dernière.
    «Qui est là?" Demandai-je.
    Il répondit: «Ouvres la porte. C'est toi! "
    "Comment peux-tu être moi?" Demandai-je.
    Il répondit, «Nous sommes un, Mais le voile de la dualité nous a cachés la vérité. " Nous et moi, lui et toi, nous sommes tous devenus le voile, Et combien cela t’a voilé à toi même ! Si tu souhaites savoir comment nous et lui et tout ne formons qu’un, Alors passe au-delà de ce «je», de ce «nous», et de ce « toi».

L'acte d'amitié est différent de l'acte d'amour. Dans une relation d'amitié les deux parties prennent soin l’une de l’autre et chacun retire des bénéfices de cette relation. Cette réciprocité peut ne pas exister dans l'acte d'aimer, car nous pouvons aimer quelqu'un sans que il ou elle ne nous donne forcément quelque chose en retour ou même que il ou elle ne sache que nous l’aimons. Aristote fut l'un des premiers philosophes de l'antiquité à écrire sur la nature de l'amitié. Dans l’Éthique à Nicomaque, il énonce trois raisons principales pour lesquelles les gens deviennent amis les uns avec les autres.

Ces raisons sont le plaisir, l'utilité et le bon caractère. Parmi ces raisons, Aristote croyait que seulement une amitié basée sur le bon caractère pouvait se révéler être une amitié parfaite. Car c’est uniquement dans ce type d’amitié que l’on apprécie ou aime quelqu’un uniquement dans l’intérêt de cette personne. Dans l'amitié basée sur le plaisir ou l'utilité, bien que nous puissions apporter quelque chose à notre ami, notre motivation première est de tirer un profit pour nous même.

Toujours selon Aristote, un véritable ami est celui qui nous aime non seulement pour ce que nous sommes mais aussi parce qu’il veut ce qui est bon pour nous. L'amitié est une relation de bienveillance réciproque dans laquelle on aime l’autre de façon désintéressée, en désirant toujours ce qu’il y a de meilleur pour lui. Il y a deux aspects de l’opinion d'Aristote sur l'amitié qui sont pertinents pour la compréhension de l'amitié d’un point de vue soufi.

Le premier aspect est qu’une amitié parfaite ou véritable ne doit pas être fondée sur des arrières pensées. Plus nous aimons quelqu’un pour ce qu’il est réellement et moins nous aurons à faire l’expérience de notre « moi » dans cette relation d’amitié. Le fait de se débarrasser d’arrières- pensées dans notre relation avec les autres nous rapproche ainsi de l'expérience de l'unité, car c'est notre désir de satisfaire nos personnes avant et par-dessus tout qui nous empêche de vivre cette expérience.

Le deuxième aspect de la théorie d'Aristote sur l'amitié concerne ce qu'il a appelé eunoia, qui signifie «bienveillance» ou «vouloir ce qui est bon pour les autres». Aristote n’explique pas ce concept car il a dû penser qu’il est suffisamment clair. Suivant le point de vue soufi sur l'amitié, «vouloir ce qui est bon pour l'autre » ne signifie pas seulement accorder un avantage à autrui, mais cela englobe également deux autres principes fondamentaux.

Le premier principe est l'acceptation de nos amis tels qu’ils sont, sans critiquer leurs défauts. Les amis ne peuvent pas «voir» leurs défauts réciproques car chacun d’eux voit l’autre comme faisant partie du tout, de l’Unique. A ce sujet, il y a une histoire sur Ibrahim Adham, un soufi Persan du 9ème siècle originaire de la province du Khorassan à qui un étranger rendit visite un jour. L'invité resta avec Ibrahim quelques jours et quand il fut sur le point de partir, il demanda à Ibrahim de lui faire part des éventuels défauts qu’il avait pu remarquer durant son séjour. Ibrahim répondit: «je vous ai regardé avec ‘l'œil’ de l'amitié et par conséquent, tout ce qui vous concerne m’a été agréable ».

Le deuxième principe est que pour les soufis, la bienveillance doit être entendue comme le fait de vouloir surtout et d’abord ce qui est bon pour l’autre avant de vouloir ce qui est bon pour soi. Un ami à toujours la priorité sur soi-même.

Les Soufis se réfèrent également à leur guide spirituel comme étant un ami, et la relation entre le maître et le disciple dans le soufisme est souvent décrite comme étant une relation d'amitié. Toutefois, dans ce contexte le sens de « bienveillance » devient différent. Il semble que pour Aristote, à la fois le donneur et le receveur de la bienveillance doivent être conscients de cet acte de bienveillance réciproque. C'est ainsi que les amis savourent et apprécient leur amitié, et cela est également implicite dans mon l’analyse ci-dessus sur l'amitié et le soufisme.

Mais dans le contexte de la relation entre le guide spirituel et le disciple, « ce qui est bon pour l'autre » ne correspond pas toujours avec ce que le disciple veut, car cela peut être parfois désagréable voire douloureux. Cela est dû au fait que nous sommes pour la plupart prisonniers de notre propre ego et que nous considérons le comportement des autres envers nous comme étant bienveillant seulement lorsqu’il satisfait nos propres désirs et souhaits.

Un guide spirituel dans le soufisme est quelqu'un qui sans attente d’appréciation ou de gratitude crée toute occasion afin que nous puissions nous confronter à notre nafs (ego) et réaliser nos propres imperfections pour ainsi nous aider à surmonter nos défauts. Cela peut parfois éveiller en nous un sentiment de douleur ou de colère envers notre guide, car nous avons l'habitude de réagir négativement quand on nous montre nos propres faiblesses.

Rumi dans son Mathnawi, raconte l'histoire de Dhu’l-Nun, un maître soufi qui vécut pendant le 9ème siècle et qui fut enfermé dans un asile par ses proches qui ne pouvait tolérer son comportement étrange. Un jour, une partie de ses soi-disant amis décidèrent de lui rendre visite. Alors qu’ils étaient sur le point de rentrer dans sa chambre, il leur demanda qui ils étaient, ils lui répondirent alors qu'ils étaient ses amis. Quand Dhu’l-Nun entendit cela, il se mit à agir comme un fou en les maudissant et ainsi il les fit tous fuir.
    Dhul'-Nun éclata de rire en secouant la tête,
    "Regardez l'air chaud de mes soi-disant amis."
    Un véritable ami ne se sent pas accablé par la souffrance de l'autre,
    La gentillesse d'un ami est comme une coquille enveloppant sa souffrance.
    Le signe de l'amitié ne peut être trouvé dans les bons moments,
    C'est dans des moments de calamité et de souffrance que nous venons à connaître qui sont nos amis. Un ami est comme de l'or et notre souffrance est semblable à du feu, l’or pur reste heureux au milieu du feu.

Le comportement de Dhu’l-Nun était en effet un acte d’amitié, bien que ses soi-disant amis n'aient pas eu la perspicacité de le percevoir comme tel. Il leur a donné l'occasion de réaliser leur propre hypocrisie et leur manque de sincérité (une opportunité qu'ils n’ont pu percevoir et saisir) et a ainsi continué à payer le prix de sa bienveillance en restant confiné dans cet asile.

Ce qui manquait aux amis de Dhu’l-Nun c’est la confiance envers leur ami. Car c'est à travers la confiance que nous avons envers nos amis que nous leurs donnons l'occasion de nous exprimer profondément leur bonté. C'est grâce à la confiance que nous pouvons accepter nos amis tels qu’ils sont et croire qu’en fin de compte, ils veulent ce qui est bon pour nous. L'expression avoir «confiance en Dieu» signifie accepter, au sens profond du terme, ce qui nous arrive au cours de notre vie, car Dieu en tant qu’ami veut toujours ce qui est bon pour nous bien que, nous ne puissions toujours le percevoir ainsi.

Discours traduit de l'anglais du magazine Soufi n°81

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