La maîtrise du corps d’après les manuels de soufisme (xe-xive siècles) partie 2

La nourriture
L’idéal serait évidemment de ne pas manger du tout. La littérature soufie abonde d’ailleurs d’anecdotes hagiographiques mettant en scène des saints capables de jeûner quarante jours ou de s’abstenir de manger pendant des années ou encore de se nourrir de terre ! Ce n’est cependant pas le lot du commun des mortels. Aussi certains auteurs vont-ils s’efforcer de justifier la prise de nourriture.



7Muḥammad Ghazâlî explique que l’adoration et le service de Dieu - que ce soit spirituellement par l’acquisition de la Connaissance (cilm) ou physiquement par des actes (camal) - passent par le corps, et il est donc nécessaire que celui-ci soit en bonne santé. Par conséquent, on a le devoir de lui fournir nourriture et boisson en quantité suffisante (Ghazâlî, 1371 H : 284). Pour cUmar Suhrawardî, le corps est la monture du cœur, et Dieu a créé les plantes et les animaux pour le sustenter. La nourriture contient les quatre éléments (chaud, humide, froid, sec) qui doivent s’équilibrer pour que le corps soit sain. Le bon état du corps permet de s’adonner pleinement à l’adoration (cibâda) (Suhrawardî, 1983 : 341). Il ne faut donc manger que pour apaiser la faim et donner son dû à l’âme charnelle. Certains maîtres, cités par Abû’l-Najîb Suhrawardî et Bâkharzî, ont préconisé de manger comme le malade qui prend un remède pour recouvrer la santé (Suhrawardî, 1363 H : 269 ; Bâkharzî, 1358 H : 137). La nourriture doit être licite (ḥalâl) et il ne faut pas perdre de vue le Bienfaiteur au-delà du bienfait. Il convient également de respecter les bonnes manières liées à la consommation d’aliments. Celles-ci s’appuient sur des coutumes prophétiques qui les légitiment. La faim modérée possède, quant à elle, une valeur intrinsèque : elle rend l’âme charnelle obéissante, humble et sincère, et elle épargne à l’homme les souffrances au jour de la Résurrection (Suhrawardî, 1363 H : 271 ; Bâkharzî, 1358 H : 140 ; Hujwîrî, 1371 H : 453).

8Faute de jeûner continuellement, on ne mangera que lorsque l’on aura très faim et l’on s’arrêtera avant d’être complètement rassasié. On se contentera de peu et l’on s’efforcera de ne pas y prendre de plaisir (Sarrâj, 1914 : 182 ; Ghazâlî, 1371 H : 288 ; Suhrawardî, 1983 : 349 ; Kâshânî, 1372 H : 274). On ne simulera pas pour autant l’abstinence. Le repas doit être le plus frugal possible : dans la mesure où il y a du pain, on s’en contentera et l’on ne convoitera pas de mets plus recherchés. Cependant, on pourra également consommer du yaourt, des dattes, des légumes et même de la viande, ou tout autre met offert, à condition bien sûr qu’il soit pur rituellement. Aucune nourriture n’est interdite stricto sensu ; il est seulement conseillé de ne pas manger de plats confectionnés par les femmes à cause de leur raffinement excessif (Bâkharzî, 1358 H : 138). Il est préférable de ne pas avoir de temps déterminé pour manger. On préfèrera une nourriture peu abondante, mais pure, à un repas copieux mais douteux. Le soufi ne s’inquiètera pas pour sa subsistance, ne passera pas trop de temps à chercher son pain quotidien et ne fera pas de réserves. Qu’il ne pense pas à la nourriture en dehors des repas (Sarrâj, 1914 : 182 ss ; Suhrawardî, 1363 H : 269 ; Kâshânî, 1372 H : 138).

9Le repas est sanctifié par des rites et des prières. On commencera par une sorte d’ablution en se lavant les mains et la bouche, afin de recevoir le bienfait qu’est la nourriture avec de bonnes manières, ce qui est aussi une façon de remercier (Ghazâlî, 1371 H : 284 ; Kubrâ, 1363 H : 33 ; Suhrawardî, 1363 H : 343). On invoquera ensuite le nom de Dieu, comme le recommandent le Coran et le hadith, et l’on formulera l’intention (niyya) de manger pour renforcer sa foi et non pour satisfaire ses sens. Certains auteurs triplent l’invocation du Nom et préconisent de dire « Au nom de Dieu » à la première bouchée, “Au nom de Dieu le Clément” à la seconde et “Au nom de Dieu le Clément le Miséricordieux” à la troisième. Durant toute la durée du repas, le cœur doit être présent à Dieu, et la langue ne doit cesser de Le commémorer silencieusement. Plus la présence à Dieu est forte, plus la nourriture est illuminée et moins elle est nocive (Ghazâlî, 1371 H : 285ss ; Suhrawardî, 1363 H : 268 ; Kubrâ, 1363 H : 33 ; Hujwîrî, 1371 H : 454 ; Suhrawardî, 1983 : 343ss). Avant de boire, il faut également invoquer le nom de Dieu, et cela même trois fois : à la première gorgée, dire “Louange à Dieu”, à la seconde “Louange à Dieu le Seigneur des mondes”, à la troisième “Louange à Dieu le Seigneur des mondes le Clément le Miséricordieux” (Suhrawardî, 1983 : 349 ; Bâkharzî, 1358 H : 143). Le repas se termine avec la formule “Louange à Dieu”, des prières spéciales si la nourriture était douteuse, et de nouvelles ablutions (Ghazâlî, 1371 H : 287 ; Suhrawardî, 1983 : 350 ; Suhrawardî, 1363 H : 268 ; Kubrâ, 1363 H : 33 ; Hujwîrî, 1371 H : 454 ; Bâkharzî, 1358 H : 139 ; Kâshânî, 1372 H : 274).

10On en vient ensuite à des règles de savoir-vivre qui découlent soit de l’exemple du Prophète, soit du bon sens et d’une élémentaire délicatesse. Il est préférable de servir les mets sur une nappe plutôt que sur un plateau ou une table, car il s’agit là d’une tradition du Prophète. Cependant manger à table ou dans un récipient individuel n’est pas formellement interdit. On s’assoira dans la position du serviteur, c’est-à-dire accroupi sur la cuisse gauche avec le genou droit relevé et sans appui. On évitera de manger seul, car plus il y a de convives, plus la bénédiction est grande. Il est de l’habitude des soufis de manger ensemble, qu’ils vivent ou non en couvent. À des gens qui se plaignaient de manger sans jamais être rassasiés, le Prophète conseilla de se réunir et d’invoquer le nom de Dieu. Il est même préférable de manger avec les frères plutôt qu’en famille (Ghazâlî, 1371 H : 284 ; Suhrawardî, 1983 : 347 ; Suhrawardî, 1363 H : 270 ; Kubrâ, 1363 H : 33 ; Hujwîrî, 1371 H : 454 ; Bâkharzî, 1358 H : 139 ; Kâshânî, 1372 H : 271).

11On se servira de la main droite et l’on saisira les morceaux avec trois doigts. On commencera et finira par du sel. Cette coutume est censée écarter les maladies. On rompra le pain avec les deux mains, on prendra de petites bouchées, on mâchera avec soin et on attendra d’avoir avalé pour prendre une nouvelle bouchée. On mangera ce qui est devant soi, sans puiser au milieu du plat ni choisir les meilleurs morceaux. On n’utilisera pas de couteau pour couper le pain ou la viande. Si quelque chose tombe, on le ramassera et on le consommera après l’avoir essuyé. On ne soufflera pas sur un plat trop chaud, mais on attendra qu’il refroidisse. Si l’on mange des aliments quantifiables (olives, dattes, abricots…), on en prendra un nombre impair, par égard à l’Unicité divine (les nombres impairs évoquent le premier d’entre eux, le un qui renvoie à l’unicité de Dieu, tandis que les nombres pairs évoquent la dualité et donc la multiplicité de la création). Lorsque l’on mange des fruits à noyau, on ne remettra pas les noyaux dans le plat, on ne les recrachera pas dans la paume de la main, mais on les déposera sur le dos de la main et on les jettera de cette manière. On ne critiquera jamais un plat, ni on ne le louera particulièrement. Servir du vinaigre et des herbes potagères est une coutume prophétique. Si l’on se sert d’une assiette ou d’un bol, on n’y mettra que ce que l’on peut manger et on s’efforcera de ne pas laisser de restes (Ghazâlî, 1371 H : 285 ; Suhrawardî, 1983 : 348ss ; Suhrawardî, 1363 H : 270 ; Kubrâ, 1363 H : 33 ; Hujwîrî, 1371 H : 454 ; Bâkharzî, 1358 H : 139 ; Kâshânî, 1372 H : 273ss).

12La boisson est également réglementée. Il faut éviter de boire beaucoup en mangeant. On boit accroupi, les orteils du pied droit sur le pied gauche, ou bien debout à l’exemple du Prophète et de cAlî, mais jamais assis ni étendu. On relève ses manches et l’on se ceint les reins. On prend la cruche de la main droite et après avoir invoqué le nom de Dieu, on boit régulièrement à petites gorgées, puis l’on remercie Dieu. Si l’on éprouve le besoin de boire beaucoup, on le fera en trois fois. On évitera de répandre de l’eau, de prendre la cruche avec des mains sales, d’y poser des lèvres souillées et de roter ! (Ghazâlî, 1371 H : 286 ; Kubrâ, 1363 H : 33 ; Hujwîrî, 1371 H : 454)

13Enfin, on s’arrêtera de manger avant d’être complètement rassasié. On nettoiera les récipients avec les doigts, on se lèchera les doigts avant de les essuyer, on enlèvera soigneusement les miettes. On se curera les dents : ce qui part spontanément sera avalé, ce qui sera enlevé à l’aide du cure-dent sera jeté. On prononcera ensuite la formule de bénédiction. On se lavera les paumes des mains et les doigts en commençant par la droite et l’on se rincera la bouche. Avec l’eau, on peut utiliser l’ushnân, un succédané du savon. Le préposé au lavement des mains présente le bassin en premier lieu à celui qui a la préséance dans l’assemblée, et si tous sont égaux, il commence par la droite. Accroupi avec les orteils du pied droit sur le pied gauche, il tient la cruche de la main droite et le savon de la main gauche. S’il n’utilise pas la main gauche, qu’il la mette derrière son dos afin de marquer la différence avec le service de Dieu (qui nécessite les deux mains). Il verse l’eau parcimonieusement de manière à ne pas la gaspiller, et prie pour être purifié. Les convives se lavent les mains assis sur leurs talons et rentrent ensuite leurs mains dans leurs manches (Ghazâlî, 1371 H : 287 ; Suhrawardî, 1983 : 349 ; Suhrawardî, 1363 H : 270 ; Kubrâ, 1363 H : 34 ; Bâkharzî, 1358 H : 142 ; Kâshânî, 1372 H : 274).

14Si l’on mange en compagnie, d’autres règles de savoir-vivre entrent en jeu. On respectera la préséance en matière d’âge, de sagesse ou de piété. On ne commencera pas avant le muqaddam ou le shaykh, de même que les compagnons ne commençaient pas avant le Prophète. De son côté, celui qui préside ne fera pas attendre ses compagnons, leur offrira les meilleurs morceaux, les invitera à manger (pas plus de trois fois). Il évitera de manger moins que d’habitude, ce qui serait de l’hypocrisie, ne se forcera pas non plus, mais agira conformément à ses besoins du moment. Il est cependant permis de manger moins pour en laisser davantage aux autres, ou plus pour les encourager à manger à leur faim. Personne ne s’arrêtera de manger avant les autres, afin de ne pas leur faire honte et de ne pas écourter leur repas (Ghazâlî, 1371 H : 288 ; Suhrawardî, 1983 : 349 ; Suhrawardî, 1363 H : 270 ; Kubrâ, 1363 H : 34 ; Hujwîrî, 1371 H : 455 ; Bâkharzî, 1358 H : 139 ; Kâshânî, 1372 H : 274).

15Le soufi n’invitera pas ses frères à manger quand on apporte le repas, car tous sont égaux devant cette nourriture qui ne leur appartient pas. Seul le cheikh peut inciter le disciple à manger, pour l’encourager et non parce qu’il estimerait être le donateur. Par contre, dans le monde, il est d’usage d’inviter explicitement les personnes présentes. Certains cheikhs ont conseillé de manger sans cérémonie avec les proches, avec savoir-vivre avec les étrangers, et en préférant l’autre à soi (îthâr) avec les derviches (Suhrawardî, 1363 H : 270 ; Bâkharzî, 1358 H : 138).

16Le soufi regardera devant soi, il ne fixera pas son voisin et ne s’intéressera pas à ce qu’il mange. Il ne fera rien de repoussant, comme plonger la main trop profondément dans le plat, y remettre quelque chose, postillonner, cracher en public, mettre sa main sale dans le sel ou tremper son pain dans le vinaigre ou le bouillon, etc. Il ne restera pas silencieux pendant le repas, car c’est la coutume des Persans (allusion à une coutume zoroastrienne apparue à l’époque sassanide qui consistait à observer le silence pendant les repas, entre deux prières, le bâj giriftan), mais il entretiendra une conversation agréable et pieuse et évitera d’offenser ses compagnons par des paroles maladroites ou malveillantes. Seul Najm al-dîn Kubrâ et cAnṣârî préconisent le silence à table : on ne parlera pas et on évitera de faire du bruit avec les récipients. Tous les convives se lavent les mains dans un même bassin, et non individuellement comme le font les Persans (Ghazâlî, 1371 H : 293 ; Suhrawardî, 1983 : 352 ; Suhrawardî, 1363 H : 272 ; Kubrâ, 1363 H : 35 ; Kâshânî, 1372 H : 275, Böwering, 1984 : 81-83).

17Inviter un ami ou un frère en religion à dîner apporte une plus grande récompense que l’aumône rituelle et éloigne de l’enfer. L’on ne sera pas jugé pour la nourriture que l’on prend dans trois cas : le suḥûr (repas léger pris à la fin de la nuit avant le commencement du jeûne), l’ifṭâr (rupture du jeûne) et le repas pris avec un invité. Ce n’est pas pour autant que l’on fera exprès d’arriver chez quelqu’un à l’heure du repas. Si cela se produit par hasard, on attendra d’en être prié avant de rejoindre les convives, à moins qu’il ne s’agisse de proches. Par contre, si l’on est invité, on ne se fera pas prier, et l’hôte de son côté ne fera pas de cérémonies (takalluf) : il ne donnera que ce qu’il a de prêt, n’empruntera pas et ne privera pas sa famille pour honorer son convive (Ghazâlî, 1371 H : 290 ; Suhrawardî, 1983 : 351 ; Kâshânî, 1372 H : 275).

18Par contre, si on lance une invitation, il convient de traiter ses convives du mieux que l’on peut, tout en leur assurant la licéité de la nourriture présentée et en respectant les heures de la prière. On n’invitera que des gens de bien (ahl-i salâḥ) et des pauvres, sans oublier les proches et les amis. On invitera pour respecter la tradition et non pour faire parler de soi. De même, si l’on est invité, la Sunna veut que l’on accepte, surtout s’il s’agit d’un repas de fête (mariage, circoncision). Si l’on refuse par orgueil, c’est un péché ; si on le fait par hypocrisie, c’est également répréhensible, mais moins que l’orgueil. Celui qui accepte une invitation ne doit pas discriminer le pauvre, ni accepter pour satisfaire son estomac. Il ne refusera pas sous prétexte que la route est pénible ou qu’il jeûne. Par contre, si l’hôte est débauché, cruel ou orgueilleux, si ses biens sont mal acquis, si la fête risque d’être une occasion de chute à cause de la présence d’objets illicites (peintures, soie, or) ou de divertissements interdits (concerts, bouffons, présence de femmes, consommation de vin), il doit refuser et s’excuser poliment (Ghazâlî, 1371 H : 293 ; Suhrawardî, 1983 : 352 ; Suhrawardî, 1363 H : 272 ; Kâshânî, 1372 H : 275).

19Il n’arrivera ni en avance ni en retard et s’installera là où le placera son hôte, sans chercher à occuper la meilleure place. On lui indiquera l’emplacement des toilettes et la direction de la qibla. Il conversera avec les personnes auprès de lui. S’il s’aperçoit de quelque chose d’interdit (munkir), il le signalera, et si rien n’est fait pour y remédier, il partira sans hésitation. Il ne fera pas traîner le repas en longueur, mais ne se précipitera pas non plus pour vider un plat avant que tout le monde ne soit servi et rassasié. On n’emportera pas les restes à moins que cela ne soit proposé par l’hôte. Celui-ci aura bien soin de mettre de côté la part des gens de la maison afin qu’ils n’en veuillent pas aux invités. On ne se retirera qu’avec la permission de l’hôte, qui de son côté devra raccompagner son invité. L’hôte restera toujours poli et de bonne humeur, sans manifester son impatience ou son mécontentement face à un comportement inapproprié. L’invité ne doit pas s’attarder, ni regarder curieusement autour de lui et s’enquérir des objets qu’il aperçoit. L’hôte ne doit pas amener ses enfants pour les faire embrasser, ni inviter trop de personnes à la fois, ce qui est fatigant pour certains convives (Ghazâlî, 1371 H : 293 ; Kubrâ, 1363 H : 34-35 ; Hujwîrî, 1371 H : 455 ; Kâshânî, 1372 H : 281).

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Last modified on jeudi, 25 février 2021 20:24

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