Mais si «mourir avant de mourir» est une condition sine qua non pour être «né deux fois», c’est, ne l’oublions pas, d’une quadruple mort que parlait Hâtim al-Asamm. Or la khlawa ne programme que trois de ces morts : la solitude, le dénuement, le combat contre les passions. La mort « noire » est par définition exclue dans la retraite puisqu’elle impose à l’homme de sortir de sa cellule et d’aller à la rencontre des créatures. La définition que donne Hâtim de la « mort noire », dans le langage concis et concret qui est le sien – endurer sans se plaindre les torts qu’on nous inflige – ne paraît exiger, en somme, qu’une pratique persévérante de la vertu de patience. Mais nous ne sommes pas ici dans le domaine de l’éthique. Ce serait même trop peu dire que d’assimiler cette patience à Yapatheia au sens qu’Évagre, par exemple, donc à ce mot.
Après la khalwa, la,jalwa, le retour vers le monde est moins une épreuve supplémentaire qu’un accomplissement. Purifié des attachements, délivré des illusions, n’étant occupé que de Dieu, solus ad solum, le retraitant parfait lorsqu’il ouvre enfin la porte de sa cellule ne voit plus en tout acte que l’œuvre de Dieu, en tout être que l’épiphanie des Noms divins. En la personne des superbes et des injustes, c’est le déploiement du Jalal, de l’attribut de Majesté qu’il perçoit ; en celle des riches, il reconnaît la théophanie du nom Al-Ghanï qui énonce la surabondance divine. Pour lui, comme l’écrit Ibn ‘Arabï, l’univers est tout entier «Parole de Dieu»42. Qâshânï, disciple d’Ibn ‘Arabï, résume tout cela lorsqu’il commente l’expression al-mawt al-aswad, la «mort noire», dans l’ouvrage qu’il consacre au vocabulaire technique du soufisme. Celui qui est mort, dit-il, « ne s’afflige pas [des calamités] mais se réjouit car tout pour lui vient de son Bien-aimé »43
Je conclurai en évoquant une figure de l’hagiographie musulmane qui illustre admirablement l’attitude définie par Qâshânï: il s’agit d’un saint fort populaire, Ahmad al-Rifà’ï (ob. 1183), que nul n’a jamais vu autrement que souriant 44. Un jour, des officiers qui ne l’ont pas reconnu le réquisitionnent brutalement comme rameur dans le bateau du gouverneur de Wàsit. Il se laisse faire sans protester. Un de ses voisins, le
confondant dans l’obscurité avec un individu qu’il déteste, le rosse copieusement. Il reçoit les coups sans se plaindre. Un de ses disciples l’invite à rompre le jeûne un soir de Ramadan puis oublie cette invitation. Quand, repu, il sort de chez lui, il trouve Rifa’ï à la porte où, patiemment, il attendait depuis de longues heures. Un voleur s’introduit dans sa maison et s’empare du grain qu’il y trouve. Rifa’ï lui suggère de prendre plutôt de la farine déjà prête, s’assure qu’il a un sac pour la transporter et l’accompagne jusqu’à la sortie du village45. Cette charité n’est pas limitée aux humains. Rifa’ï ne chasse pas les puces: «Laisse-les boire, dit-il à l’un de ses compagnons, la part de mon sang que le Très-haut leur a attribuée.» Il se met à l’ombre pour qu’une sauterelle qui s’est posée sur son vêtement ne souffre pas de la chaleur. Lorsqu’il voyage dans les régions marécageuses du bas-Irak où s’est déroulée son existence, il salue toutes les bêtes qu’il rencontre, y compris les chiens et les cochons sauvages – animaux impurs s’il en est46.
Légende dorée, trop dorée? Sans doute. Il n’en est pas moins significatif qu’elle véhicule un tel modèle de sainteté: car, ď Ahmad al-Rifâ’ï et de ses pareils on peut dire, comme le Prophète d’Abu Bakr, qu’ils sont « des morts qui marchent sur la terre». On peut dire aussi, car cela ne signifie pas autre chose, qu’ayant connu les «quatre morts» du soufi, ils sont deux fois nés. Le royaume des cieux leur est donc ouvert. Et peut-être même, présents parmi nous, y sont-ils déjà.
Par Michel Chodkiewicz