Si ces dernières décennies, le mawlid a fait l’objet d’un certain nombre de travaux (Kaptein, 1993 ; Halima, 1995 ; Gril, 2003 ; Katz, 2007 ; Zarcone, 2013), cette fête soulève toujours de nombreuses interrogations auxquelles ce dossier souhaite apporter de nouveaux éléments de réponse. Il s’agira de questionner à nouveaux frais, afin d’en combler les angles morts, les débats doctrinaux, ainsi que les pratiques et productions écrites et artistiques relatives au mawlid. L’occasion sera également offerte de penser les circulations de pratiques mais aussi de débats et de controverses à travers les mondes musulmans et en Occident. Afin de répondre à ces interrogations, ce numéro thématique propose un premier axe sur les « Débats doctrinaux autour du mawlid à travers l’histoire », puis un deuxième sur les « Pratiques du mawlid : une approche socio-anthropologique » ; enfin, un dernier axe a pour objet les « Productions littéraires et artistiques ».
La date la plus généralement admise pour la naissance du Prophète est le lundi 12 de rabī‘ al-awwal, qui est le troisième mois du calendrier lunaire. Il semblerait que cette fête n’ait débuté qu’assez tardivement. Selon certains chercheurs on trouverait une première trace historique de cette commémoration en Égypte à l’époque de la dynastie chi‘ite des Fatimides (Kaptein, 1993). Le mawlid aurait été célébré pour la première fois dans le monde sunnite par al-Malik Muẓaffar al-dīn Gökburī, beau-frère de Ṣalāḥ al-dīn en 604/1207 à Irbil, en Haute-Mésopotamie, et sa vogue grandit ensuite. Nombreux sont les chercheurs qui ont mis en évidence le rôle très important des confréries religieuses dans la popularisation d’un tel événement (Geoffroy 1995, Chih 2017). Si les soufis ont su avec le temps faire accepter le mawlid à la majorité des musulmans en tant qu’expression de la révérence envers le Prophète de l’islam, cette célébration rencontra et rencontre encore de nos jours une vive opposition auprès de fidèles qui la qualifient d’innovation (bid‘a) blâmable. Ils reprochent en effet aux soufis d’y avoir introduit des pratiques hétérodoxes, comme la promiscuité entre hommes et femmes qui paraît contraire à la bienséance, la pratique du chant ou encore d’avoir importé certaines pratiques du christianisme (processions avec les lampes, par exemple). Ces désaccords qui semblent avoir atteint leur acmé au VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècles, réapparaissent régulièrement.
Les wahhābites, qui tirent une partie de leurs arguments d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328), s’opposent au XVIIIe siècle à l’ensemble des ordres soufis et dans leurs sillages à la célébration du mawlid. Ce nouvel islam « anti-confrérique », lutte également de manière acharnée contre la célébration d’autres fêtes, les mawlid-s des saints (awliyā’). A l’époque contemporaine, les partisans de ce mouvement déploient chaque année beaucoup d’énergie sur les réseaux sociaux les semaines précédant le mois de rabī‘ al-awwal, afin de dissuader les musulmans de célébrer cette fête.
En France, certaines mosquées ou confréries fêtent le mawlid et cette commémoration revêt une importance particulière pour de nombreux musulmans qui reproduisent à cette occasion les traditions observées dans leur pays d’origine ; cela est par exemple le cas dans les communautés sénégalaises ou maghrébines à Marseille ou ailleurs dans le pays.
Dans le dernier chapitre de son ouvrage The Birth of the Prophet Muhammad, Marion H. Katz semble suggérer la disparition prochaine du mawlid qui appartiendrait à un « modèle de piété prémoderne » marquée par la réciprocité du don et de l’émotion (l’auteure se réfère à M. Mauss et K. Reinhart) et où les musulmans échangeraient des biens de ce monde contre le salut dans l’au-delà. Or, la multiplication des célébrations ces dernières décennies semble donner tort à cette conjecture.
Comme le soulignent certains spécialistes de l’islam, la dévotion au Prophète de l’islam, est une histoire qui reste à écrire (Amry, 2017). Dans ce contexte, il paraît nécessaire de restituer, à la fois, la composante historique et juridique du mawlid, en prêtant tout autant attention aux facteurs sociologiques ou anthropologiques. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous nous intéresserons au caractère multiforme de cette manifestation dévotionnelle en interrogeant les différentes branches de l’islam (sunnisme, chiisme, ibadisme, zaydisme, etc.) et les divers contextes géographiques (pays où l’islam est majoritaire, mais aussi là où les musulmans vivent en diaspora).
Cet appel est ouvert à plusieurs disciplines en sciences humaines et sociales (islamologie, anthropologie, sociologie, histoire, sciences politiques, arts plastiques et graphiques, cinéma, etc.). En s’appuyant sur des sources et/ou des terrains bien identifiés et en explicitant clairement les méthodes et approches choisies, les propositions d’articles de ce numéro de la REMMM s’inscriront de préférence dans l’un des trois axes suivants :
Axes
Axe 1. Débats doctrinaux autour du mawlid à travers l’histoire
Ce premier axe interrogera les fondements scripturaires et doctrinaux du mawlid al-nabawī. On prêtera attention, par exemple, aux positions « orthopraxes », qui défendent une célébration du mawlid débarrassée de pratiques jugées contraires à la loi (Johansen, 1996 ; Pierret, 2012). Bien que le mawlid ne soit pas une fête canonique, sa célébration a fini par être adoptée par un grand nombre de savants comme une « bonne innovation » (bid‘a ḥasana), même si elle a été régulièrement contestée par certains doctes. Il s’agira donc d’examiner les arguments utilisés par les savants (Ibn Bāz, ‘Uṯaymīn, Ǧibrīn, etc.) qui condamnent cette pratique considérée comme de l’associationnisme (širk) et partant, comme une innovation blâmable (bid‘a). Néanmoins, le mawlid est-il condamné fermement et par qui ? Quels sont les arguments exposés par les réprobateurs dans leurs contre-discours ? Les critiques du mawlid évoluent-elles avec le temps ou bien chaque génération reprend-elle les condamnations de ses prédécesseurs ? À l’inverse, quels sont les arguments mobilisés par les imām-s, fuqahā̂’, ‘ulamā’ afin de légitimer la célébration de cette fête (Suyūṭī, Ibn Ḥaǧar, al-Kawṯarī, Ibn ‘Āšūr, ’Alawī al-Mālikī, al-Būṭī, al-Qaraḍāwī, ’Alī Ǧumu‘a, Ṭāhir ul-Qādrī, al-Ḥabīb ’Alī al-Ǧifrī, etc.) ? Trouve-t-on des traces de ces débats dans les revues et la presse au début du XXe siècle (Rašīd Riḍā, al-Manār ; Ibn Bādīs, al-Šihāb ; etc.) ? Que révèlent les sources juridiques islamiques (sunna, fiqh, etc.) sur cette question ? Quelle est la position des ministères des affaires religieuses dans les pays musulmans ? Quelle place ce débat occupe-t-il en ligne (par exemple, on pourra évoquer l’inflation des vidéos sur YouTube mettant en garde contre cette fête chaque année quelques semaines avant le mawlid) ?
Axe 2. Pratiques du mawlid : une approche socio-anthropologique
Cet axe s’intéressera aux pratiques individuelles et collectives lors du mawlid. Ce niveau de la réalité socioculturelle et religieuse est encore trop mal connu aujourd’hui pour permettre aux chercheurs de tirer parti du peu de données que nous possédons. Il s’agira d’observer l’usage que font les fidèles de cette commémoration. Par ailleurs, les différentes terminologies utilisées pour désigner ce rite (mawlid, mevlid kandili, gamou, garebeg mulud, sekaten, etc.) témoignent des regards divers qui entourent cette pratique. Ainsi, il conviendra de considérer les formes plurielles de pratiques rituelles et leurs significations, ainsi que les croyances liées à l’observation du mawlid dans des milieux sociologiques variés, durant différentes époques, dans l’ensemble des mondes musulmans ainsi qu’en Occident. La pratique, en contexte d’immigration serait également intéressante à observer : existe-t-il des formes d’adaptation, et lesquelles, dans le pays d’accueil ?
De même, dans quelle mesure s’agit-il d’un phénomène individuel ou collectif ? Cet événement est-il célébré dans des lieux de culte ou dans les espaces privés afin de bénir le foyer (Katz, 2018) ? Quel sens prend la célébration de la naissance du Prophète au regard des différentes représentations symboliques qui s’affrontent ou se négocient ? Quel est l’attrait des femmes (Katz, 2018 p. 177) pour la célébration du mawlid ? À quelles manifestations collectives ces célébrations donnent-elles lieu : processions, cortèges, banquets, etc. ? Les reliques prophétiques sont-elles exposées à cette occasion ? Y a-t-il un lien entre le mawlid du Prophète et les célébrations de saints ?
De nos jours, le mawlid, qui est parfois férié, est célébré de manière officielle dans quelques pays musulmans et les élites (politiques, économiques, religieuses) — comme par le passé (al-Ṭwīlī, 2015 et Frenkel, 1995) — assistent régulièrement à cette cérémonie. Cette célébration permet aux élites de renforcer leur pouvoir symbolique et elle est surtout utilisée comme un outil politique pour affirmer sa légitimité (Parvez Fareen, 2014, Pierret, 2011, Woordward, 1991). On s’interrogera ici sur tous les types de pouvoirs qui profitent de cette occasion pour affirmer ou réaffirmer leurs autorités.
Par ailleurs, le mawlid peut être prétexte à un rapprochement entre groupes religieux comme cela est le cas depuis quelques années en Iran où cette fête permet de réunir sunnite et chiite. Comment la célébration du mawlid permet-elle de dépasser les clivages doctrinaux et de réconcilier les groupes religieux ?
Enfin, nous nous intéresserons également aux aspects économiques du mawlid.
Axe 3. Productions littéraires et artistiques
Le troisième axe vise à rendre compte et à analyser les œuvres littéraires et artistiques produites à l’occasion du mawlid. Il s’agira d’apporter de nouveaux éclairages sur la genèse de la production de ces œuvres et le chemin parcouru par celles-ci au fil du temps.
Nous savons que le mawlid al-nabawī repose en partie sur la scansion de chants et de poèmes combinant les louanges et les miracles du Prophète. Ces poèmes spécifiques sont appelés mawlidiyyāt. Nous possédons de très nombreuses pièces, qui s’inspirent à l’origine de la célèbre Bānat Su‘ād du compagnon du Prophète Ka‘b b. Zuhayr, dont la plus célèbre est celle d’al-Būsīrī (m. 697/1298), al-Burda. Il serait d’ailleurs intéressant de faire un point historiographique sur sa transmission, ses commentaires et traductions, mais également sur ses aspects artistiques (manuscrits ornés d’enluminure, récitations chantées). On pourra également s’interroger sur la visée didactique de ces poèmes (comme par exemple le ‘Iqd al-ǧawāhir d’al-Barzanǧī m. 1179/1765, ou encore pour le monde turcophone, celui de Süleymān Celebī m. 825/1421), qui ont pour but d’instruire les musulmans, ainsi que sur leurs vertus curatives. La récitation ou la psalmodie de ce genre spécial de panégyrique a constitué une forme importante d’expression du mawlid et il serait intéressant de voir ses différents registres et modalités de déploiement dans les pays où il est célébré, tel que le Mawlid al-Barzanǧī scandé du Maghreb à l’Indonésie, jusqu’à nos jours.
Projet de publication proposé par Farid Bouchiba et Myriam Laakili