Comme les adeptes de la plupart des traditions religieuses, ceux du soufisme sont conscients que l’on ne saurait laisser de côté le corps, lorsque l’on essaie, de tout son être, d’atteindre le Divin. Ce rapport au corps comprend deux aspects complémentaires : négatif, lorsque la lutte contre soi et contre les tentations extérieures passe par le dressage du corps et l’ascèse (zuhd), abstinence de toute chose périssable par le détachement du cœur, renoncement à tout le créé) ; positif, lorsque le corps participe à l’œuvre mystique par des attitudes ou des techniques particulières (évocation répétitive du nom de Dieu (dhikr), “concert spirituel” (samâc), retraite (khalwa)…).
2La vie spirituelle est ressentie par le soufi essentiellement comme une lutte contre l’âme charnelle (nafs), siège des passions et des penchants égocentriques, ou contre le soi (persan : khud), individualité illusoire qui s’affirme comme distincte de Dieu, niant ainsi l’Unicité de l’Être. L’un des alliés de l’âme charnelle est le corps, qui n’est pas mauvais en soi, mais qui se laisse instrumentaliser par l’âme pour ses désirs de jouissance matérielle. D’où la nécessité de le “dresser”. Le domestiquer en restreignant les instincts de la vie animale (manger, dormir, se vêtir, avoir des relations sexuelles), c’est acquérir la maîtrise de l’âme (Qushayrî, 1374 H : 165 ; Hujwîrî, 1371 H : 245). En même temps, l’ascèse est censée, par la modification des états de conscience qu’elle entraîne, mener à la contemplation ou à la réalisation intérieure. Pourtant le corps, qui est aussi le véhicule de l’esprit et contribue au service de Dieu, ne doit pas être détruit. Il a besoin d’un minimum de nourriture, de sommeil et de vêtement pour survivre : c’est ce que l’on appellera les ḥuqûq al-nafs, ou les choses “dues” à l’âme. Par contre, dépasser ce strict minimum et s’autoriser un peu plus, c’est tomber dans le domaine des ḥuẓûẓ, des “surplus” (Kâshânî, 1372 H : 280).
3Le regard soufi sur l’ascétisme s’est diversifié et a évolué au cours de l’histoire. Le Prophète lui-même n’était pas un ascète, bien que des hadiths forgés se soient efforcés d’en faire une figure du renoncement. De même, l’islam officiel n’a jamais remis en cause la jouissance mesurée des biens de la création. Pendant les trois premiers siècles de l’Hégire, les guerres et l’enrichissement de l’Umma d’une part, l’exemple chrétien d’autre part, ont provoqué une réaction ascétique chez certains spirituels tels que Ḥasan al-Baṣrî, Ibrahîm al-Adham, Bishr al-Khâfî, ou Abû Sulayman al-Dârânî. Ces auteurs insistent sur l’abandon à Dieu (tawakkul), le jeûne, les veilles, le port de vêtements grossiers et pour certains d’entre eux le célibat. Puis avec Muḥâsibî, l’accent est mis sur l’ascèse intérieure, le renoncement aux désirs (Knysh, 2000 : 8-48).
4Par ailleurs, le savoir-vivre (adab) semble jouer un rôle aussi important que les privations. Il implique un travail positif de perfectionnement des attitudes et de sanctification des activités de la vie quotidienne. Dans son acception la plus ancienne, adab, refait sur le pluriel âdâb de da’b, “usage, habitude”, est un synonyme de sunna et s’applique à une norme pratique de conduite, à la fois louable et héritée des ancêtres. Le soufisme créa très vite son propre code de conduite idéale, un savoir-vivre spécifique se rattachant à trois références : l’exemple du Prophète (hadith et sunna), l’effort indépendant (ijtihâd) des soufis qui créèrent des règles pour la vie en communauté, et le développement d’institutions typiquement soufies (“couvent”, initiation, dhikr et retraite) (Böwering, 1996 : 145). Une littérature spécifique se créa peu à peu, de sorte que la plupart des grands traités de soufisme comportent un chapitre sur le savoir-vivre.
Nous étudierons une dizaine de textes tirés de manuels de soufisme composés entre le xe et le xive siècle, et consacrés à l’ascèse corporelle et au savoir-vivre relatif à la satisfaction des besoins matériels essentiels de l’homme : la nourriture, le sommeil, le vêtement et la vie sexuelle. Ces textes se caractérisent par la mesure et l’équilibre, parce qu’ils s’adressent à un public relativement large. Leur objectif est de fixer un minimum à respecter, et donc de proposer un régime praticable par tous les tempéraments et toutes les santés normales. Abû Naṣr al-Sarrâj (m. 378/988), auteur d’un des premiers traités sur le soufisme qui nous soit parvenu, le Kitâb al-Lumac, est un adepte de la tendance “sobre” du soufisme iraqien personnifié par Junayd. Ses visées sont à la fois didactiques et apologétiques : il s’efforce de démontrer que le soufisme s’enracine dans la tradition musulmane primitive et qu’il consiste essentiellement en un respect scrupuleux de la loi et de l’imitation du prophète. L’adab y joue donc un rôle important ; il englobe à la fois les obligations religieuses, les pratiques spécifiquement soufies, la vie sociale, et les codes qui régissent les actes de la vie quotidienne. Les passages qui nous intéressent, consacrés à la nourriture et au vêtement, se composent essentiellement de paroles ou d’anecdotes relatées à propos des premiers soufis, dont on peut déduire une ligne de conduite sévère. Le Kashf al-Maḥjûb li Arbâb al-Qulûb de Hujwîrî (m. 465/1073), originaire des environs de Ghazna, est le premier exposé sur le soufisme en persan et une excellente source à la fois sur les premiers siècles de l’histoire du soufisme et sur la doctrine et les pratiques soufies, présentées de manière très personnelle. Une nouvelle compréhension de l’adab s’y impose, beaucoup plus étroite, limitée aux règles de vie quotidienne et de conduite fraternelle. Hujwîrî conseille la simple modération en matière d’alimentation, discute des divergences des soufis à propos du sommeil ou de la veille, et conseille le célibat. Kimyâ-ye sacâdat du célèbre théologien et philosophe khorassanien Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 501/1111) est un abrégé en persan de sa somme Iḥyâ culûm al-dîn, mais destiné à un plus large public et d’une tendance mystique plus affirmée. Le savoir-vivre lié à la consommation d’aliments y est particulièrement bien traité, avec un luxe de détails. Bien que truffé de références au Coran et à la Tradition, le texte, bien rédigé et peu anecdotique, est original et apporte de nouveaux éléments. Dans l’Âdâb al-Murîdîn d’Abû’l-Najîb al-Suhrawardî (m. 563/1168), originaire du Nord-Ouest de la Perse (m. 563/1168), toute la présentation du soufisme est subordonnée au concept d’adab. Il en va de même chez son neveu Shihâb al-dîn Abû Ḥafs cUmar al-Suhrawardî (m. 632/1234), initiateur de la confrérie Suhrawardiyya. Celui-ci développe la règle établie par son oncle dans son célèbre traité des cAwârif al-Macârif et présente la première organisation rigoureuse du quotidien d’un couvent (ribâṭ). Il ne se borne pas à collecter et classer les dits des premiers maîtres ; il propose une méthode spirituelle et une réflexion sur le soufisme. Son ouvrage sera rapidement traduit et aura une énorme influence dans l’ensemble du monde islamique. Il inspirera notamment le Suhrawardi cIzz al-dîn Kâshânî (m. 735/1335), auteur du Miṣbâḥ al-Ḥidâya wa Miftâḥ al-Kifâya, une brillante adaptation persane des ‘Awârif, remarquable par son esprit méthodique. Un chapitre spécifique y est consacré à la satisfaction des besoins essentiels (sommeil, nourriture, vêtement). L’Âdâb al-Murîdîn de Najm al-dîn Kubrâ (m. 618/1221), le fondateur éponyme de la confrérie Kubrâwiyya, nous fournit surtout des informations précieuses sur les vêtements, le symbolisme des couleurs et des accessoires en rapport avec les états spirituels. Il contient en outre un chapitre intéressant sur la nourriture, où apparaissent certaines coutumes spécifiquement persanes. Il fut peu diffusé et les préceptes énoncés par le maître semblent n’avoir eu qu’une influence limitée sur la vie de sa confrérie. Il inspira au moins certains passages de Awrâd al-Aḥbâb wa Fuṣûṣ al-Âdâb du Kubrawi Abû’l-Mafâkhir Yaḥyâ Bâkharzî (m. 735/1335), notamment sa réflexion sur le symbolisme du vêtement. Ahmad Rûmî (xive s.), originaire d’Asie Mineure, est un maître spirituel dans la lignée de la confrérie mevlevie mais probablement sans lien institutionnel avec elle. Il vécut en Inde et composa, entre autres, le Daqâyeq al-ṭarîq, qui comprend une copieuse partie consacrée à l’éthique du soufi (vie au couvent, exercices, étapes du cheminement), illustrée de citations coraniques, de hadiths et de récits édifiants. Atypique pour son époque, cet ouvrage rappelle plutôt les traités soufis des xe et xie siècles.