Depuis environ trente ans, un nouveau courant, celui de « l’islam combattant », a émergé, s’est rapidement développé et a cherché à s’imposer dans le monde islamique. Pour certains, il représente une renaissance, tandis que pour d’autres, il constitue une menace, non seulement pour le monde islamique mais pour l’ensemble de la planète, étant perçu comme un facteur de déstabilisation qui ramène l’islam et les musulmans quatorze siècles en arrière. Ce courant puise ses racines intellectuelles dans les enseignements d’Abou al-Ala al-Mawdudi, de Sayid Qotb et de Ruhallah Khomeini, ainsi que dans ceux de leurs disciples rigoristes répandus dans de nombreux pays. Il prône la rédemption de la société, le renversement violent des régimes en place, la prise du pouvoir et une transformation radicale de la vie sociale. Hostiles, voire réfractaires, à la civilisation moderne, ses adeptes voient dans l’islam tel qu’il était conçu et pratiqué il y a plusieurs siècles la solution à tous les problèmes politiques, économiques, sociaux, culturels et éducatifs qui affectent le monde arabo-islamique, voire la planète entière.
La confrontation entre la pensée d’al-Ghazali et celle d’al-Mawdudi se poursuit, et elle représente sans doute l’un des principaux facteurs qui façonneront l’avenir du monde arabo-islamique. Quelle que soit l’issue de cette lutte, al-Ghazali reste l’un des plus grands philosophes (bien qu’il ait lui-même rejeté ce titre) et penseurs de l’éducation dans l’histoire du monde islamique. Sa vie — d’abord en tant qu’étudiant avide de savoir, puis enseignant transmettant ce savoir, et enfin savant développant la connaissance — illustre parfaitement ce qu’était la vie des étudiants, des enseignants et des érudits dans le monde islamique médiéval.
La vie d’al-Ghazali
Al-Ghazali est né en 450 de l’Hégire (1058 de l’ère chrétienne) dans la ville de Tus (Khorassan) ou dans un village voisin, au sein d’une famille persane modeste, dont certains membres étaient connus pour leur érudition et leur inclination pour le mysticisme soufi. Son père mourut alors qu’il était encore jeune, laissant à un ami soufi la charge de l’éducation de ses deux fils. Cet ami s’acquitta de cette tâche jusqu’à épuisement des ressources léguées par le père, puis conseilla aux deux frères de s’inscrire dans une madrasa, où les étudiants étaient logés et nourris tout en suivant des cours. Al-Ghazali commença son éducation vers l’âge de sept ans, étudiant l’arabe, le persan, le Coran et les principes de la religion. À la madrasa, il poursuivit des études secondaires et supérieures, se concentrant sur le fiqh (jurisprudence islamique), l’exégèse coranique (tafsir) et les hadiths (paroles du Prophète).
Vers l’âge de 15 ans, al-Ghazali se rendit à Jurjan, un centre intellectuel florissant situé à environ 160 km de Tus, pour étudier le fiqh auprès de l’imam Al-Ismayli. Ce « voyage en quête de savoir », typique des traditions éducatives de l’islam, lui permit de suivre l’enseignement des maîtres réputés de l’époque. Il retourna à Tus un an plus tard, où il passa trois années à approfondir ses connaissances et à mémoriser les enseignements de ses maîtres. Il se rendit ensuite à Naysabur (Nishapur) pour étudier le fiqh, la théologie dogmatique (kalam), la logique et des éléments de philosophie auprès de l’imam Al-Juwayni, un jurisconsulte chaféite renommé. À 23 ans, al-Ghazali devint l’élève et l’assistant d’Al-Juwayni pendant cinq ans, période durant laquelle il commença à écrire et à étudier le soufisme sous la direction d’un autre maître, al-Farmadhi.
La mort d’Al-Juwayni en 478 H (1085) marqua la fin de la période d’apprentissage d’al-Ghazali, alors âgé de 28 ans, et le début de son immersion dans la politique et les cercles du pouvoir. Il se rendit au « camp » du ministre seljoukide Nizam al-Mulk, où il mena pendant six ans la vie des « juristes de cour », marquée par des luttes politiques, des débats savants et l’écriture. Il fut ensuite nommé professeur à la madrasa Nizamiyya de Bagdad, l’un des centres d’enseignement les plus prestigieux de l’Orient islamique. Pendant les quatre années où il occupa ce poste, il publia plusieurs ouvrages sur le fiqh, la logique et la théologie, dont les plus importants sont le Mustazhiri et Al-Iqtisad fil-I’tiqad (Le juste milieu dans la croyance), deux traités de jurisprudence à caractère politique.
Al-Ghazali participa à trois grands débats intellectuels et politiques de son époque : la confrontation entre la philosophie et la religion (entre la culture islamique et la culture grecque), où il prit parti pour la religion contre la philosophie ; la lutte entre le sunnisme et le chiisme, où il soutint le califat abbasside contre les batinites ; et le conflit entre l’inspiration et la raison, ainsi qu’entre le fiqh et le mysticisme.
Durant son enseignement à la Nizamiyya de Bagdad, al-Ghazali étudia en profondeur la philosophie grecque (notamment Aristote, Platon et Plotin) et la philosophie islamique (comme celle d’Ibn Sina [Avicenne] et d’al-Farabi) afin de mieux la réfuter. Il chercha à concilier philosophie et religion, concluant que la philosophie était valable dans la mesure où elle s’accordait avec les principes de l’islam, mais erronée lorsqu’elle les contredisait. Il exposa ses idées dans Maqasid al-Falasifa (Les intentions des philosophes), suivi de son célèbre Tahafut al-Falasifa (L’incohérence des philosophes), où il résuma son opposition à la philosophie en vingt questions touchant à l’homme, au monde et à Dieu. Pour al-Ghazali, le monde était une création récente, les corps rejoignaient les âmes dans l’au-delà, et Dieu connaissait les détails comme l’universel.
Le Tahafut al-Falasifa eut un impact considérable dans le monde arabo-islamique et même en Europe chrétienne, contribuant au déclin de la pensée philosophique grecque dans l’islam, malgré les efforts de défense de philosophes comme Ibn Ruchd (Averroès).
Avec l’intensification des conflits entre le sunnisme et le chiisme, et entre le califat abbasside et l’État fatimide, al-Ghazali fut impliqué dans ces luttes et publia plusieurs ouvrages, dont Les vices de l’ésotérisme et les vertus de l’exotérisme, critiquant les batinites et défendant le califat abbasside.
Vers 1095 (488 H), al-Ghazali, alors âgé de 38 ans, traversa une crise spirituelle intense, marquée par un conflit intérieur entre la raison et l’âme, et entre le monde matériel et l’au-delà. Cette crise, qui dura six mois, le conduisit à renoncer à ses fonctions, à sa fortune et à sa célébrité, après avoir trouvé la vérité grâce à une illumination divine. Il se tourna alors vers le soufisme, qu’il considérait comme la voie de la connaissance véritable, et quitta Bagdad pour Damas, prétextant un pèlerinage à La Mecque.
Les influences soufies furent déterminantes dans la vie d’al-Ghazali. Son père, son tuteur, son frère et plusieurs de ses maîtres étaient proches du soufisme, et lui-même l’étudia et le pratiqua. Pendant près de deux ans, il vécut en ermite entre Damas, Jérusalem et La Mecque, période durant laquelle il commença à écrire son œuvre majeure, Ihya’ ‘Ulum al-Din (La vivification des sciences de la foi), une synthèse exhaustive de la pensée islamique médiévale.
Al-Ghazali retourna à Bagdad en 1097 (490 H) et continua à vivre en soufi, tout en reprenant brièvement l’enseignement. Il retourna ensuite à Tus, sa ville natale, où il acheva Ihya’ ‘Ulum al-Din et écrivit d’autres ouvrages empreints de mysticisme. En 1104 (498 H), il reprit ses fonctions à la madrasa Nizamiyya de Naysabur, avant de retourner définitivement à Tus, où il vécut en reclus, écrivant Minhaj Al-’Abidin (La voie de la dévotion), un guide spirituel qui reflète sa vie et celle de ses disciples. Il mourut en 1111 (505 H), laissant derrière lui un héritage intellectuel et spirituel immense.